La relation client fait son entrée dans le secteur de la culture
Alors que l'État français réduit depuis plusieurs années ses investissements dans les musées, un autre modèle venu d'Amérique du Nord favorise l'autofinancement via la mise en place de mécanismes de relation client. Le point avec Gina Tan et Jean-Sébastien Bélanger, spécialistes de ces thématiques.
Jean-Sébastien Bélanger est chef du service aux membres et à la clientèle au musée des Beaux-Arts de Montréal. Gina Tan est ex-directrice du membership et du financement du Fine Arts Museum of San- Francisco.
En quoi consiste l'International Museum Membership Conference?
Gina Tan: L'IMMC est la seule conférence européenne planifiée et organisée par des professionnels spécialistes en programmes d'adhésion de musées nord-américains, européens et britanniques. Les présentateurs et délégués sont gestionnaires de ces programmes d'adhésion et partagent leur connaissance, leur expérience et les meilleures pratiques de cette industrie au service du financement d'institutions culturelles issues particulièrement du milieu anglo-saxon. Cette année la conférence aura lieu à Paris, du 27 au 29 octobre 2019. De nombreuses institutions culturelles seront présentes. Voici quelques musées qui ont participé aux conférences dans le passé: British Museum, British Library, Musée national Picasso-Paris Tate, Art Institute of Chicago, Metropolitan Museum of Art, Musée des Beaux Arts de Montreal, Museum of Fine Arts Boston.
En quoi les institutions culturelles en Amérique du Nord devancent-elles leurs homologues françaises?
GT: En général, les musées et autres entités issues du monde culturel français sont fortement subventionnés par l'État, alors qu'aux États-Unis, les institutions culturelles reçoivent moins de 10% de fonds publics. Au Canada et au Québec, à part quelques musées qui relèvent de l'état fédéral ou provincial, la majorité doit s'autofinancer à près de 50%. Le financement privé, qu'il soit d'individus, de fondations ou corporatif, est le pilier financier des institutions culturelles en Amérique du Nord, voilà pourquoi l'adhésion du public sous forme d'abonnement revêt une importance cruciale de valorisation tant symbolique que financière.
"L'apport d'un programme d'adhésion devient un moyen efficace de créer une source de revenu stable et récurrent."
Jean-Sébastien Bélanger: Le Québec, qui avait jusqu'à tout récemment un modèle de financement culturel sensiblement identique à la France, a connu ces dernières années, et au fil des gouvernements successifs, de fortes compressions budgétaires. Alors, plusieurs institutions culturelles québécoises ont dû adopter rapidement un modèle de financement fortement inspiré des pratiques nord-américaines, incluant le Canada anglais. À l'instar du Québec, les institutions culturelles françaises subissent depuis quelques années une forme de désinvestissement de l'État et doivent rapidement trouver de nouvelles sources de financement. L'apport d'un programme d'adhésion devient un moyen efficace de créer une source de revenu stable et récurrent.
Comment l'approche customer centric et la digitalisation ont-elles transformé les institutions culturelles?
JSB: La digitalisation et la tendance à placer le client au centre de sa stratégie marketing ont fait évoluer le monde des services, les musées n'y font pas exception! Les clients s'attendent à une approche personnalisée, un dialogue continu et une véritable interaction avec les institutions, et cela est rendu possible grâce aux canaux digitaux tels que les réseaux sociaux, les sites web, les applications et les autres dispositifs, tels que le CRM, nous permettant de communiquer de façon ciblée. Le client veut établir une véritable relation avec l'institution et les programmes d'adhésion sont, de facto, un outil parfait pour établir cette relation car c'est un lien direct, privilégié, d'individus avec un intérêt spécifique pour l'institution. Ces adhérents sont des ambassadeurs et soutiennent financièrement l'institution à laquelle ils adhérent.
Comment la digitalisation permet-elle de créer des expériences pour les personnes qui ne se rendent pas dans les musées?
JSB: Les avancées technologiques offrent aux musées la possibilité de toucher des publics qui ne se rendent pas ou peu souvent au musée. Que ce soit via une application ou un site web, cette clientèle peut de plus en plus souvent effectuer des visites virtuelles et découvrir des oeuvres ou des lieux qui leur étaient auparavant difficilement accessibles.
GT: Un des programmes les plus innovateurs est l'expérience de réalité augmentée "Rencontrez Vermeer", créée en collaboration avec Google Arts&Culture, et le musée Mauritshuis des Pays-Bas. Ce projet réunit les 36 oeuvres de Johannes Vermeer connues à ce jour et qui ne pourront jamais être présentés ensembles car trop fragiles ou délicates pour voyager. Grâce au digital, les tableaux sont exposés virtuellement dans un lieu imaginaire accessible gratuitement depuis le monde entier.
JSB: Dans un tout autre ordre d'idées, la digitalisation permet également de créer l'expérience auprès des clientèles plus difficiles à joindre, notamment les adolescents. Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) a créé récemment un programme ÉducArt, qui invite à découvrir sa collection par des ressources pédagogiques en ligne, à l'intention des enseignantes et enseignants de tous les domaines de formation de l'école secondaire. Ainsi, le MBAM donne accès à un matériel pédagogique gratuit et original dans un cadre novateur, ce qui est rendu possible grâce aux nouveaux canaux numériques d'aujourd'hui.
Pouvez-vous nous citer quelques exemples de programmes de fidélité innovants d'institutions culturelles aux États-Unis?
JSB: La plupart des programmes d'adhésion des musées se ressemblent beaucoup, seule la désignation des catégories varie, avec ça et là et quelques avantages. Toutefois, certaines grandes tendances se profilent, notamment le décloisonnement socio-démographique des catégories et la personnalisation des avantages pour s'adapter au monde contemporain et à une société pluraliste. Les notions strictes de conjoint, famille, enfant deviennent obsolètes alors que nous vivons dans un monde de familles reconstituées avec des liens familiaux et amicaux atypiques en dehors d'un normatif statique. Voilà pourquoi, au MBAM, comme dans plusieurs autres musées (Art Institute Chicago, Tate Modern, LACMA), nous avons mis au rencart les anciennes catégorisations (famille, étudiant, aîné, etc.) pour les remplacer par solo, duo et trio et avant-garde. Ainsi, peu importe le lien familial, l'âge ou le statut étudiant, tous peuvent s'y retrouver et choisir selon leurs besoins particuliers une catégorie qui correspond à leur mode de vie. Dorénavant, toutes les catégories incluent des enfants (peu importe le lien familial) de 17 ans et moins sont libres d'inclure un deuxième adulte ou même un troisième, seul le prix varie, nous ne validons plus le lien familial ou l'âge, cela permet une meilleure fluidité et augmente la conversion notamment sur le web en diminuant les étapes de vérification difficiles à paramétrer dans le monde digital (preuve d'âge, de lien familial, etc.). Les avantages sont également revus en augmentant leur nombre grâce aux nouveaux outils digitaux: les membres peuvent réserver en ligne leurs activités selon leurs préférences, des billets à prix de membre, alors que dans le passé cela était impossible car trop coûteux à soutenir.
Les institutions culturelles sont elles data centric en Amérique du Nord?
GT: Encore une fois, les institutions culturelles ne font pas exception et sont fortement ancrées dans la donnée: sa collecte, son stockage, son traitement et son utilisation. Par ailleurs, un CRM est la clé de voûte pour optimiser toutes les approches marketing client car le data est ainsi organisée logiquement et est accessible aux gestionnaires afin de permettre une segmentation et un ciblage optimaux.
JSB: Aujourd'hui, le défi n'est plus de recueillir la donnée mais de l'organiser dans une logique marketing. Par exemple, au MBAM, nous avons intégré les services de la billetterie. Ces données sont remontées dans notre CRM (Eudonet) ce qui permet un ciblage instantané de conversion, que ce soit en abonnés à notre infolettre [newsletters, NDLR], en membres du musée ou en donateurs, toutes sortes d'actions sont déclenchées automatiquement ou par campagnes afin de tirer profit au maximum de nos données de la billetterie. L'expérience client est fortement améliorée grâce au data et à la solution proposée par Eudonet. Le CRM nous permet de parler à la bonne personne, du bon sujet et au bon moment. Plusieurs exemples peuvent illustrer l'avantage de la donnée et sa valorisation pour améliorer l'expérience client, notamment les rappels automatisés soit par mail ou SMS pour les activités prévues, des infolettres personnalisées et paramétrées selon les préférences du client, des parcours personnalisés de la collection accessibles dans l'appli du musée. Nous pourrions donner des exemples à l'infini car tout est en mouvement constant et la digitalisation de l'expérience client est en pleine expansion.
Quelles stratégies les musées mettent-ils en place pour rajeunir leurs donateurs?
JSB: Plusieurs stratégies sont testées par les musées afin de rajeunir non seulement la base de donateurs mais également la base de visiteurs, c'est un défi constant mais rendu plus facile grâce notamment aux réseaux sociaux. Sur les réseaux sociaux, dans le cadre de nos campagnes, nous allons chercher à communiquer directement avec nos donateurs, abonnés et visiteurs. Mais pas seulement, nous allons également faire appel à des audiences similaires. L'algorithme des réseaux sociaux part des intérêts et des habitudes de nos donateurs, abonnés et visiteurs pour réussir à rejoindre des utilisateurs qui partagent ces mêmes intérêts. C'est une démarche que nous appliquons également à l'occasion de nos offensives sur le réseau Google. Cela nous permet de dynamiser notre base client mais également d'aller chercher de nouveaux prospects qualifiés.
Dans la plupart des musées avec un programme d'adhésion, existe une catégorie de donateurs réservée exclusivement pour les jeunes avec des soirées thématiques, des activités culturelles sur mesure et plusieurs avantages taillés sur mesure pour une clientèle plus jeune et surtout, moins fortunée. Ainsi, ces catégories de membre-donateurs sont toujours offertes à un prix substantiellement inférieur aux autres catégories de membre-donateurs. Au MBAM, nous avons créé il y a environ quatre ans un Cercle des jeunes philanthropes afin de prévoir la relève philanthropique dans un contexte où toutes les institutions cherchent l'adhésion des jeunes. Nous devons donc tous les ans renouveler l'offre en l'arrimant au goût du jour. Malgré cela, nous connaissons un succès inespéré, avec plus de 500 membres qui migrent vers nos catégories supérieures de membres-donateurs à mesure qu'ils avancent en âge.
Les musées ont une mission de service public: est-ce que la digitalisation constitue un obstacle à la transmission de la culture auprès du plus grand nombre?
GT: Au contraire! La digitalisation est le moyen le moins cher et le plus efficace pour toucher le plus grand nombre de personnes. Avec notamment le site web, la visibilité régionale mais également internationale devient plus efficace et permet une diffusion d'information et d'outils de référence accessible à tous et gratuitement. Dorénavant, des étudiants, chercheurs ou visiteurs lambda peuvent avoir accès à une foule d'information qui auparavant devait être obtenue en consultant des services d'archives, des revues spécialisées ou de la recherche en bibliothèque. Les réseaux sociaux fournissent également un moyen de "buzzer", de communiquer sur les succès et d'échanger avec le public, ce qui permet de transformer les institutions culturelles en pôle actif de connaissances et d'échanges. Avec l'arrivée de la réalité virtuelle grand public, on peut penser que le mouvement de démocratisation des institutions culturelles avec un accès digital accru sera encore plus poussé ou passera à de l'expérientiel dynamique.
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