Du taylorisme à la gestion des compétences
La filiale du groupe Axa emploie 400 personnes sur deux sites, à Nanterre et Rennes. En 10 ans, la société aura opéré une véritable révolution dans ses process de fonctionnement et dans son organisation.
Je m'abonneDirect Assurance a dix ans. Où en est aujourd'hui l'entreprise ?
Direct Assurance, filiale à 100 % d'Axa, a été juridiquement
fondée fin 1991, mais le vrai démarrage a eu lieu à l'automne 1992. C'est une
start-up complète : tout a été construit, les process, le produit, la
technique. L'idée qui a présidé à cette création était de s'inscrire dans un
mouvement d'émergence de nouveaux modes de communication directe avec le
client. En développant une nouvelle qualité de service. La première campagne
marketing a démarré fin 1992. Aujourd'hui, l'entreprise emploie un peu plus de
600 salariés, répartis sur le siège social de Nanterre et sur un deuxième site
à Rennes. Le portefeuille est d'environ 400 000 contrats, majoritairement
automobile, puis assurances de personnes et multirisques habitation. Pour un
chiffre d'affaires de près d'un milliard de francs.
Quand pourrez-vous parler de retour sur investissement ?
Il est
aujourd'hui imminent. De mémoire, la Macif a mis neuf ans pour atteindre 300
000 sociétaires. Nous avons atteint ce seuil l'année dernière. Ce qui veut dire
que l'on peut être rentable en création de portefeuille clientèle. Le modèle
est viable.
Comment s'est structurée la gestion de la relation client ?
En termes d'organisation, en 1992, nous partions de rien.
Il n'y avait même pas de référentiel, si ce n'est Eurofil qui s'était lancé
seulement six mois avant nous. Nous avons fait comme les industries qui
démarrent, en tâtonnant. Nous avons commencé par une période de très forte
taylorisation. Nous découvrions nos métiers. Quels sont-ils, ces métiers ?
D'une part, la captation de nouveaux clients, ce que ne connaissent pas les
compagnies d'assurances traditionnelles. Une fois que les prospects ont demandé
par téléphone un devis ou une cotation, on constitue une base de prospects dits
qualifiés et qui correspondent à des critères de souscription très précis.
Avez-vous fait ici appel à la sous-traitance ?
Tout a
toujours été traité en interne. Ce qui n'a pas facilité les choses. Même si, au
départ, nous n'avons pas fait du tout média. D'abord du mailing, puis de la
presse, puis seulement après de la télé. Nous avons juste fait une tentative de
débordement auprès d'une autre société du groupe. Expérience qui n'a pas été
concluante.
Outre la prospection, quels sont les autres "métiers" de Direct Assurance ?
Nous pensions un peu naïvement que, dès lors
qu'une personne nous appellerait, elle allait souscrire. On s'est aperçu qu'il
fallait en moyenne cinq contacts (téléphone et courrier) pour aboutir à un
contrat. De ce constat est né notre deuxième métier, la transformation. Et ce,
deux ans après le lancement de la prospection, soit en 1994. Entre 1992 et
1994, les deux activités étaient traitées par les mêmes chargés de clientèle.
Troisième métier, la gestion du portefeuille client, qui représente aujourd'hui
notre plus grosse activité. Enfin, quatrième métier : la gestion des sinistres.
Avec un concept, très novateur à l'époque, de traitement des sinistres au
premier contact dans 85 % des cas.
A ces quatre différents métiers correspondaient quatre plateaux ?
Oui, auquel s'ajoutait un
back-office courrier. On faisait ainsi coexister un front et un back-office
avec des horaires de travail différents, les horaires mobiles du groupe
s'appliquant au courrier et pas au téléphone. Tout cela fonctionnait, avec
toutes les limites d'un système taylorien. Nous étions encore dans une
problématique productiviste avec l'obsession du temps moyen de traitement. On
se cherchait. Mais cette organisation a eu le mérite de nous montrer où étaient
nos ratios fondamentaux. Le temps moyen de traitement, c'est bien joli, c'est
un indicateur fondamental qui détermine la qualité de la disponibilité
téléphonique et impacte les frais généraux. Mais, si on regarde les choses de
manière plus macroscopique, les ratios fondamentaux doivent être ailleurs :
quel est le taux de contacts par affaires nouvelles, quel est le ratio de
contacts clients par contrats en portefeuille, quel est le ratio de contacts
clients par sinistres déclarés ? Nous avons commencé à suivre tout ça avec des
séries chronologiques très précises. Parallèlement, nous nous sommes interrogés
sur les ratios fondamentaux en termes de gestion des ressources humaines :
comment motiver les équipes, comment développer l'évolution des carrières, que
peut-on offrir à nos collaborateurs ?
Pour aboutir à quelles initiatives ?
En 1996, nous avons fait un premier pas dans le
changement, qui était un premier pas dans la polyvalence des process. Le
back-office courrier employait à l'épo-que une quarantaine de personnes, le
front-office une centaine. Nous avions un problème de productivité courrier
chronique. Nous avons alors proposé aux collaborateurs qui faisaient du
courrier de faire également du téléphone, et inversement. Nous avons eu des
négociations sociales assez difficiles, du fait des antagonismes existant entre
les deux services. Quand on a proposé aux gens du back-office de faire du
téléphone, ça n'est pas bien passé. L'inverse posait moins de problèmes. On a
joué la carte de la transparence et du volontarisme : essayez, et s'il y a des
irréductibles, on ne les obligera pas. Au final, seulement deux ou trois
personnes du courrier ont refusé et une ou deux côté téléphone.
Quelles incidences sur vos fondamentaux ?
Nous avons
amélioré nos ratios. C'est une évidence, mais, quand je traite par téléphone un
client et que je vais traiter du courrier derrière, je vais comprendre
davantage de choses sur la chaîne de la relation client. Et si je réponds mal
au téléphone, je vais me rendre mieux compte de ce que cela peut impacter au
niveau du courrier et sur tout le processus de contact. Nous avons, avec ce
seul aménagement, généré immédiatement 25 % de productivité en plus.
Quand avez-vous véritablement rompu avec le schéma tayloriste ?
En 1998, nous avons rapproché la partie sinistres du reste de
l'activité. Et fin 1998, début 1999, nous avons décidé de vraiment casser notre
chaîne taylorienne. Avec toujours ce même credo : y gagner dans le service
clients, la productivité macroscopique et la motivation des équipes. Les
plates-formes ont été cassées et remplacées par cinq unités de management
regroupant chacune l'ensemble des métiers : souscription, transformation, suivi
clientèle et sinistres, avec un patron pour chaque unité et des responsables
d'équipe. Entre-temps, en 1996, nous avions créé notre deuxième site, dans la
banlieue de Rennes. Nanterre emploie un peu plus de 200 personnes et Rennes
environ 200. Rennes abrite deux unités de management et Nanterre trois.
Combien de temps aura-t-il fallu pour finaliser ce changement ?
Il nous aura quand même fallu un an pour préparer ce grand
changement. Nous avions monté un comité de pilotage avec six groupes de travail
: systèmes d'information, nature du service à délivrer à la clientèle, aspects
technologiques, ressources humaines, organisation de process, bilan économique.
Le big bang a eu lieu en juillet 2000.
Quel bilan en faites-vous aujourd'hui ?
Pour ce qui est de la disponibilité téléphonique,
nous n'avons pas la culture du taux de réponse à 100 %. Pour avoir fait
beaucoup de modélisations, nous savons exactement jusqu'où on peut aller sans
perdre de clients. En gros, nous voulons 80 % de taux de réponses constant. En
termes de taux de contacts clients par contrats et par affaires nouvelles, nos
indicateurs sont en très nette diminution. Les baromètres de satisfaction
client sont en nette amélioration depuis un an.
Et pour l'aspect ressources humaines ?
La force d'inertie a été plus importante que
nous le pensions. Les chargés de clientèle ont mis du temps à comprendre vers
quoi on allait et quel était le deal qu'on leur proposait en termes de
déploiement des compétences. Il a notamment été difficile de jouer la
polyvalence auprès des personnes chargées du traitement des sinistres, de leur
expliquer qu'elles allaient aussi faire de la prospection, vendre des contrats.
Il y a encore, dans le monde de l'assurance, et même auprès de populations très
jeunes, de vieux réflexes. Le traitement des sinistres est encore considéré
comme la partie la plus noble, celle dévolue aux techniciens.
Quel est le volume annuel de contacts gérés par Direct Assurance ?
Nous
recevons 2 millions d'appels par an et 550 000 courriers. 12 % des affaires
nouvelles sont faites sur le Net. Ce ratio allant croissant. Mais nous recevons
un peu moins de 1 000 mails par mois.
Technologiquement, comment se gère la polyvalence ?
Il nous fallait intégrer la gestion des
compétences dans l'ACD, qui est un outil propriétaire, développé par Axa en
1991-92 et que nous avons enrichi de nombreuses fonctionnalités. Je ne pense
pas, alors que l'on parle partout de gestion des compétences, qu'il y ait tant
de centres d'appels qui la gèrent comme nous dès l'ACD. Quand un client
appelle, son numéro est détecté par l'outil et l'ACD va chercher un chargé de
clientèle avec le bon profil. Sachant que chaque collaborateur a une compétence
principale et des compétences secondaires, avec des combinatoires assez fines
entre les trois grandes briques de métier, souscription, gestion et sinistre.
Si l'outil ne trouve pas de compétence principale disponible, il refait un tour
d'horizon, en instantané, afin de trouver une compétence secondaire libre. Mon
rêve, demain, ce serait de bénéficier d'un outil qui permette d'interfacer en
temps réel la gestion des compétences au sens ACD avec la gestion des
compétences au sens RH.
Qui chapeaute véritablement l'adéquation flux/compétences ?
Nous avons développé une fonction particulière,
l'hyperviseur. Un poste unique de gestionnaire des flux entre Rennes et
Nanterre, qui joue sur les limiteurs France Télécom et sur les fonctionnalités
de l'ACD. Il a des correspondants sur les deux sites, à qui il va donner les
directives de management des flux de courrier et téléphone.
Quelle est votre politique en matière de formation ?
Au total, la
formation représente 8 % de la masse salariale. Nous sommes en train de
déployer un système de modélisation des compétences au sens RH. Avec la notion
de briques de compétence. Imaginons : je suis chargé de clientèle et j'ai la
brique de compétence souscription. Cela signifie que je sais créer un contact,
que je sais traiter un énième appel suite à un premier contact, que je sais
analyser un dossier de souscription courrier. Nous avons associé à ces
référentiels de compétence un modèle de formation par unité de valeur - que
nous voudrions diplômante. Aujourd'hui, nous fonctionnons, comme tout le reste
de l'entreprise, avec un système d'entretien individuel annuel d'appréciation
et de fixation des objectifs. Nous allons créer un système permettant
d'objectiver de manière plus fine les potentiels des collaborateurs.
Quel usage faites-vous des écoutes ?
Nous avons passé
en 1995 un accord avec nos partenaires sociaux. Une charte des écoutes est
remise à chaque salarié quand il entre dans l'entreprise. Nous faisons des
écoutes à l'insu. Les personnes écoutées le savent le lendemain et ont
obligatoirement un débriefing dans les 48 heures.
Comment évaluez-vous vos collaborateurs ?
Notre prérequis en changeant
notre organisation était de ne pas perdre le suivi de nos ratios fondamentaux.
Mais il est évident que les ratios par individu ont été modifiés. Quand un
chargé de clientèle fait à la fois du téléphone et du courrier, qui plus est
qu'il exerce plusieurs métiers au téléphone, il ne peut plus avoir les mêmes
objectifs de productivité et de qualité que s'il faisait seulement de la
souscription ou du suivi clientèle. Nous avons donc perdu nos repères en termes
de suivi individuel. Nous sommes en train de créer de nouveaux indicateurs qui
vont permettre aux chargés de clientèle d'avoir une vision de leur propre
contribution, ce qui est fondamental, et de pouvoir s'orienter de manière plus
précise dans leurs objectifs de carrière.
Quelle est dans tout cela la part d'initiative des salariés ?
Nous avons mis en place en
1999 un process complet, normé, de remontée de suggestions, appelé la "cascade
de l'amélioration continue". Sachant qu'il n'est pas possible de signaler un
dysfonctionnement sans faire de proposition pour y remédier. Les chargés de
clientèle peuvent s'exprimer sur tous les domaines, y compris sur leur
environnement personnel. Chaque équipe, soit 12 personnes, a en son sein un
"correspondant amélioration" chargé d'animer la cascade dans le groupe et de
remonter les informations jusqu'au responsable d'équipe. Tous les 15
jours-trois semaines, il récolte l'ensemble des suggestions émises, qui sont
référencées sous forme de Post-it collés sur des tableaux. Toute l'équipe
discute alors de ces idées. Rien n'étant rejeté ni conservé sans le consensus
du groupe. Les suggestions retenues sont remontées jusqu'au "correspondant
méthode", qui est également un chargé de clientèle - il y en a un par unité de
management. Il va en discuter avec le patron de l'unité, classer les idées.
Derrière tout ça, nous avons mis en place un tableau de bord complet et agrégé,
qui nous permet d'objectiver des ratios, par site, par unité, par équipe, par
chargé de clientèle. Les chargés de clientèle relais étant désignés pour une
période d'un an à 18 mois.
Combien de suggestions ont été formulées ?
2 500 en 1999, 2 500 en 2000. En 2001, nous devrions
être sur le même volume.
Quel est le profil des chargés de clientèle ?
Nous recrutons en majorité des bac + 2 à bac + 4, de
formation commerciale. Mais aussi quelques profils plus atypiques, notamment
des juristes, ce qui nous permet de préparer les évolutions vers le back-office
des sinistres corporels ou vers des fonctions plus fonctionnelles. Tout cela
étant dimensionné au niveau du recrutement.
Quel salaire proposez-vous à l'entrée sur les plateaux ?
Un chargé de clientèle
entre chez Direct Assurance à 125 000 francs annuels. Nous sommes soumis à la
classification de la convention collective nationale d'assurance. Le seul
variable étant l'intéressement entreprise. Mais nous avons ouvert un débat au
sein de l'entreprise : rétribution individuelle ou rétribution d'équipe ?
Personnellement, je suis plus favorable à la rétribution d'équipe.
Avez-vous opté pour l'annualisation ?
Nous sommes
ouverts de 8 h 30 à 20 h du lundi au vendredi et le samedi de 9 h à 16 h. Nous
avons mis en place bien avant la Loi Aubry un système d'annualisation. Nos
chargés de clientèle travaillent 32 heures par semaine. Ils sont soit de
tranche du matin, soit de tranche du soir et travaillent un samedi sur quatre.
On leur remet leur planning à l'année, avec une possibilité maximale, et signée
par accord, de six modifications par an.
Quels sont les axes futurs de développement en termes d'organisation ?
La question que
l'on se pose d'un point de vue organisationnel, c'est : jusqu'où peut-on aller
dans la polyvalence ? Pour l'instant, nous nous sommes refusé à y intégrer le
traitement des sinistres corporels ou les activités où les contacts sont trop
rares pour justifier un éclatement sur cinq unités. Car on ne peut pas
maintenir une compétence avec une activité trop faiblement entretenue. Mais une
autre question peut se poser : et si on quittait le modèle unité de management
pour aller vers un modèle unité de portefeuille, dans une optique CRM ?
Avez-vous, en dix ans, été confrontés à des mouvements de grève ?
Jamais.
Biographie
Bertrand du Réau, 48 ans, DEA d'Histoire et DEA de Droit, est entré au commercial dans l'une des sociétés du futur groupe Axa comme inspecteur sur le littoral aquitain. Il est ensuite appelé à Paris pour s'occuper de grosses agences du groupe, puis créer le département des sinistres internationaux d'Axa Assurances. En 1992, il est chargé de développer les assurances de personnes chez Direct Assurance. En 1994, il s'occupe plus spécifiquement de l'assurance auto. Avant de se rapprocher de l'activité sinistres et, finalement, d'être nommé directeur des opérations d'assurance.
Direct Assurance
Filiale à 100 % du groupe Axa. Date de création : 1992. 650 collaborateurs sur deux sites, à Nanterre et Rennes-Montgermont. 858,5 millions de francs de chiffre d'affaires 1999. 280 000 clients automobile en 2000. 301 000 contrats automobile et habitation en 2000. Plus de 8 000 appels par jour en moyenne. Plus de 70 000 sinistres traités en une année.